Drapeaux britannique et européen lors d'une manifestation anti-Brexit, le 29 mars 2018 à Londres.

Drapeaux britannique et européen lors d'une manifestation anti-Brexit, le 29 mars 2018 à Londres.

afp.com/Daniel LEAL-OLIVAS

En 2014, au théâtre de l'Atelier, je reçus de plein fouet les imprécations de Jacques Weber, qui jouait Hôtel Europe de Bernard-Henri Lévy. Les sombres prémonitions sur une Europe qui avait perdu son âme, et qui, à Sarajevo où elle avait brillé par la lâcheté, abandonnait sa vocation d'ombre et de lumière, certes, mais d'abord et surtout d'esprit, m'avaient glacée : Londonienne d'origine française, j'avais travaillé dans le cadre de mon doctorat en droit sur les enjeux politiques des lobbies dans l'Union européenne, et j'étais conduite à vérifier, au millimètre, les déviances d'une institution qui, de loi absconse en réglementation byzantine, ne parvenait pas à susciter, parmi ses citoyens prospères et replets, un sentiment d'appartenance à un peuple européen.

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La vision d'un peuple uni, homogène et mû par une volonté d'approfondissement du projet européen, prêt à certains sacrifices pour faciliter celui-ci et se plier à la volonté des institutions semble, dès lors, bien fantasmée. Qu'en est-il alors d'un prétendu ensemble de citoyens de l'Union, de cet hypothétique dèmos européen ? Il a souvent été avancé que l'Union européenne était justement une construction politique impossible car il manquait ce dèmos, ce sentiment d'appartenance à un peuple commun. L'absence de dèmos européen, quel que soit le fondement idéologique qui le motive, est le ressort de toute la quête dont l'Union européenne est l'orchestration prudente.

Le peuple devient bien vite "le gros animal" de Platon

Il n'était pas pour autant justifiée que ce dèmos se transforme en okhlos (populace), selon la leçon de Polybe. Ce dernier affirme que tout passage d'un régime à l'autre se produit dans une séquence de violence, qui expose en quelque sorte le régime dégradé à des moeurs répressives et agressives. La démocratie est susceptible de corruption. Le peuple, éveillé par l'injustice, redevient bien vite ce que Platon appelle le "gros animal".

Conséquence : les moments vertueux, ceux qui font les souvenirs inoubliables, non pas de ce que Sartre appelle, dans la Critique de la raison dialectique, les "groupes en fusion", échauffés par la fureur et entraînés à faire corps par la passion d'une cause brutale, mais ceux d'une véritable conscience collective, ceux où les personnes, loin d'être négligées par le groupe, trouvent en lui le ferment, l'inspiration d'un progrès singulier - ces moments mythiques du peuple, au sens où Michelet le chante, mais aussi où l'Athènes des premiers jours, le Sinaï des Juifs, et, pour d'autres, la Florence des votations populaires ou la Révolution française (ou américaine) sont censés l'incarner - tout cela est oublié, aussitôt que la foule, chaotique, image ultime de l'entropie, dévore le fragile édifice du peuple, et que la loi du "chacun pour soi" donne aux mouvements collectifs une redoutable puissance de ravage.

C'est de ce moment que date ma certitude de Britannique d'adoption : "L'Europe va s'effondrer. Ce collapse partira de Londres." C'est un bouleversement dans mon esprit. Une blessure. Un traumatisme. La suite, nous la connaissons tous: des vannes de l'immigration ouvertes par Merkel, à la prétention de Cameron, et la malhonnêteté de Johnson... Peu importait : il n'était pas nécessaire de suivre pas à pas les actes du vaudeville de Westminster, pas plus qu'il ne fallait s'acharner à rêver quand on voyait Theresa May se prendre, tant de fois, les pieds dans le tapis, avec ses pieds zèbres ou panthères, sans comparaison avec la main de fer de Thatcher.

Vanité désastreuse et petite xénophobie

De mauvais gag en drame (le meurtre abominable de Jo Cox), puis de déroutes en soupes à la grimace, la vanité désastreuse des arguments brexitaires (le plombier polonais, l'exception anti-culturelle anglaise), les vieux réflexes insulaires sans folie churchillienne, la petite xénophobie bonne pour les buveuses de thé de Fortnum and Mason, tout cela est le déroulement du même, et la vérification la plus navrante des prédictions de Lévy. J'aime Londres et l'Angleterre ; j'adore l'humour, la légèreté, leur distance aussi, mais aussi le charme infini de la civilisation britannique. Je lutte, c'est vrai, avec leur rigidité anticipatrice qui contraste tellement avec le côté latin des Français.

Je sais que, pour garder les Anglais en Europe, il fallait du génie. C'est pourquoi j'en ai voulu aux Anglais, de n'avoir pas, à leur tour, pris la tête d'un grand revival de l'intelligence européenne, quand les fameux technocrates jouaient si bien leur rôle de repoussoir. Une question en suspend : pourquoi ce populisme de l'esprit ? Très vite, dans les jours qui suivirent mon passage à l'Atelier, un désir germa en moi. Il fallait que cette pièce se joue à Londres, il fallait dire cette pièce par lui-même, directement, et en anglais. Et puis, l'"occasion" du Brexit deux années plus tard, venait confirmer mon intuition et mes intentions. Peu importait le vote, il fallait enfin se situer sur le vrai terrain : celui des mots et de la pensée. Il fallait dire son fait à Londres, dire à Londres qui partait ce qu'était cette Europe, bien sûr, pas l'Europe réelle, mais l'Europe idéale.

C'est ainsi que je fondais, avec quelques amis de France et d'Angleterre, la Hexagon Society, désormais une fondation, vouée à la création de liens intellectuels, littéraires, artistiques entre l'Europe et l'île ; nous avons invité à Londres, pour des moments déjà mémorables, des intellectuels et des paroles rares dites en français*. Aujourd'hui, Hexagon Society s'apprête à réaliser le geste qui, en somme, l'a fondé : Lévy vient, au mythique théâtre du Cadogan Hall, dire son fait, dans une adaptation spéciale d'Hôtel Europe : Last Exit before Brexit. Ce cadeau qu'il nous fait, peut être aura-t-il pour effet d'éveiller les consciences insulaires, peut-être et de susciter un sursaut révolutionnaire, une révolution anglaise ?

Combat de civilisation

La diplomatie culturelle n'est elle pas une exception culturelle française ? Macron a offert la Tapisserie de Bayeux à l'Angleterre. Là, pour l'heure, c'est une oeuvre artistique qu'offre l'un des plus éminents philosophes français à ses amis anglais. Macron citait toujours pendant sa campagne une phrase de Jean Monnet : "Nous aurions dû commencer l'Europe par le culturel, et non par l'économique." Citation qui fait écho à une phrase de Last Exit before Brexit : "Les peuples ont les chefs qu'ils méritent"

En attendant, le vide qui nous gagne, le rétrécissement des consciences, l'oubli des grandeurs du passé , des grandeurs de pensées qui ont fait exister l'Europe, doit être combattu. Je n'ai pas entendu, sur cette question, de prise de parole plus large et plus englobante que celle de Lévy, dans les temps derniers. C'est pourquoi sa visite, sa générosité, me donnent plus que de l'espoir : le sentiment d'une justice que l'on doit à l'une des plus belles idées qui, de Vienne à Rome et de Paris à Londres, ait nourri les grands hommes dont nous sommes tous, ici ou là, les endeuillés.

Et puis, depuis l'archipel britannique, je crois qu'il y a urgence à sauver l'idée européenne. Je crois qu'il est grand temps de reprendre la bataille culturelle pour empêcher, demain, un Italixit ou un Frexit, après-demain, quelque autre catastrophe de grande ampleur. N'étant pas naïve, je sais que les chances d'annuler le Brexit sont faibles, très faibles. Mais je pense à la France. Je songe à cette autre grande nation politique qui a évité, de peu, le désastre du populisme en choisissant le candidat Macron. La France est l'un des espaces principaux où se joue désormais l'avenir du projet européen. Aujourd'hui encore, il existe un risque élevé d'une montée dans l'opinion française d'un rejet de l'Europe, et beaucoup de responsables publics en sous-estiment les effets potentiellement délétères. Les souverainistes se tiennent en embuscade, rêvant de voir Macron échouer dans son grand dessein européen. L'Hexagon Society souhaiterait à terme apporter sa modeste pierre à ce combat de civilisation en créant des ponts culturels entre la France et l'Angleterre.

Par Sophie Wiesenfeld, présidente du think&actions tank Hexagon Society

* parmi eux Pascal Bruckner, Frédéric Encel, Yann Moix, Anne Sinclair, Pascal Bacqué, François Margolin

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