Des opposants au Brexit manifestent à Belfast, le 17 octobre 2018 en Irlande du Nord

Des opposants au Brexit manifestent à Belfast, le 17 octobre 2018.

afp.com/Paul FAITH

Sophie Wiesenfeld, éditrice, est la directrice de l'Hexagon Society de Londres, un "think&do" tank, comme elle aime à le décrire, pro-européen. Elle explique pourquoi, à ses yeux, le Brexit pourrait tourner cours.

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L'Express : Quelle conception vous faites-vous de la bataille culturelle ? Comment les partisans de l'Europe, dans un contexte si difficile, peuvent-ils la moindre chance de gagner cette bataille des idées d'ici juin 2019?

Sophie Wiesenfeld : L'Europe doit se reconstruire sur le front des idées. C'est une véritable bataille culturelle que doivent mener les peuples européens et leurs dirigeants. C'est de ce désir qu'est né notre institut culturel Hexagon Society, un think&do tank pro-européen basé à Londres, et récemment reconnu d'utilité publique au Royaume-Uni. Il propose un nouvel espace de création intellectuelle, en offrant du contenu culturel au sens large, sous des formats revisités, avec une approche humaniste. Si chacun se met à multiplier ce genre d'initiative, dans chaque pays européen, alors je suis certaine que les choses bougeront dans le bon sens. Pour répondre au souverainisme, il est urgent et impératif de constituer l'Europe à partir de son histoire, de ses mythes et de ses traumatismes. On ne façonne pas l'Europe à coup de billets de banque, mais par les livres et la pensée.

Ecoutez Europe Express, le podcast européen de L'Express et de Bulle Média (sur SoundCloud).

Comment cette aventure est-elle née pour vous ?

Nous sommes en mars 2016 lorsque je lance cette initiative culturelle éprise d'un sentiment profond que si l'Europe devait mourir, alors elle commencerait sa mort lente et insoutenable par le Royaume-Uni avec ce Brexit qui arriverait (nous sommes 3 mois avant le référendum). A l'époque, j'étais la collaboratrice de Jacques Attali dans le cadre de son Forum pour l'Économie Positive. J'ai tout quitté pour me lancer dans cette aventure. J'ai eu le sentiment que cette initiative répondait à une nécessité, à une inquiétude, peut-être à mon inquiétude. Londonienne depuis dix ans, je ressens le vide existentiel et moral d'une génération (la mienne, hélas) en perte de repères idéologiques, dominée par le diktat de l'argent, du rendement, en déshérence consumériste et virtuelle.

L'Hexagon Society est à l'origine de la reprise de la pièce du philosophe Bernard-Henri Lévy, donnée en juin 2018 à Londres sous le nom de "Last Exit Before Brexit", et qui vient de se jouer à New-York avec, pour titre "Looking For Europe". Comment cette idée vous est-elle venue ? Et comment les Américains ont-ils reçu cette initiative ?

En septembre 2014, au théâtre de l'Atelier, je venais assister à la représentation de Hôtel Europe. Les sombres prémonitions de Jacques Weber sur une Europe qui avait perdu son âme m'ont glacée. C'est de ce moment précis, que date ma certitude de Britannique d'adoption : "L'Europe va s'effondrer. Ce collapse partira de Londres." C'est un bouleversement dans mon esprit. Une blessure. Un traumatisme. Dans les jours qui suivirent mon passage à l'Atelier, un désir germa en moi. Il fallait que cette pièce soit jouée à Londres, par BHL, et devant une audience anglaise.

Et le Brexit est survenu...

Le lendemain du référendum, je contacte Bernard-Henri Lévy et lui reparle de cette pièce. L'idée le séduit, mais il a quelques réserves. La balle est alors dans mon camp. Les obstacles sont nombreux. À commencer par le défi de trouver un lieu, en contournant la censure de certains théâtres. Finalement, c'est le Cadogan Hall qui a immédiatement accepté ! 1000 personnes étaient présentes ce soir-là, et plus de 500 en liste d'attente, près d'une centaine d'articles de presse ! "Last Exit Before Brexit", la réadaptation de la pièce Hôtel Europe est un exemple de combat culturel par excellence. BHL aura été le premier à se battre contre le Brexit, sur le front culturel. Le 5 novembre dernier, sur la mythique scène du Public Theatre à New York, j'ai assisté à une standing ovation. Il faut avoir les neurones bien accrochés pour ces travellings dans l'Histoire, ces loopings dans le temps... Acteur à part entière, BHL transforme l'histoire de cette Europe en un événement par la singularité de son récit et de sa réinterprétation. Deux semaines plus tard, il n'y a pas que les cloches de Sarajevo qui résonnent encore dans mon esprit, il y a ce texte, il y a cette performance, il y a cette générosité.

Le Brexit est malheureusement inexorable, mais peut-on encore sauver l'Europe, d'après votre expérience ?

À mes yeux, l'Europe ne peut pas mourir à Londres, et le Brexit n'aura pas lieu. Ce sera un faux Brexit.

C'est-à-dire?

Le pays restera dans l'Union Douanière pendant période transitoire et peut être définitivement, la CJCE restera compétente) Le Brexit ne tient qu'à un fil. Il est comme la toile de Pénélope. Le gouvernement anglais défait la nuit ce qu'il a fait le jour. Tout est donc encore possible. Le combat sur le front des idées a donc un rôle important à jouer. Tant que le 29 mars ne sera pas passé, et même après le Brexit, je n'exclus pas la possibilité que le Royaume-Uni souhaite une nouvelle adhésion. Les Anglais sont excentriques, ne l'oubliez pas ! L'Europe a besoin du Royaume-Uni, et le Royaume-Uni a besoin de l'Europe.

Approuvez-vous la façon dont le président français, Emmanuel Macron, préempte l'Europe des progressistes comme une alternative systématique à celle des nationalistes et des eurosceptiques ?

Emmanuel Macron est une chance. Selon moi, il sera le premier président élu de l'Europe, mais encore faut-il que ce rôle existe ! (rires). En Marche n'est pas seulement un mouvement politique, c'est un mouvement tout court, plus en quête de sens qu'on ne le dit. Emmanuel Macron décide de suivre la voie médiane, avec une Europe des progressistes comme alternative systématique à celle des nationalistes et des eurosceptiques, et j'emprunte son chemin. Depuis ce Brexit, je ressens l'expatriation comme un exil, je suis une "brexilée". Il y a comme une blessure en moi. Je me sens étrangère à Paris. Je me sens étrangère à Londres. Mais, plus que jamais, je me sens européenne. Dans L'Exil et le Royaume, le dernier recueil d'Albert Camus, l'auteur peine à trouver son royaume qui serait comme une terre promise , un bonheur intrinsèque, le sens de sa vie. Le Brexit nous invite à ouvrir une nouvelle page de ce livre et la philosophie de Macron est assez sage, je trouve ! Le Brexit est une épreuve qui transcende les frontières. C'est au niveau de l'esprit que les choses vont se jouer.

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